ISHIKAWA TAKABOKU ET MON COLT SMITH AND WESSON

Hier soir, une jeune Japonaise – quand j’écris « jeune », ce n’est pas quinze ans, mais vingt – est passée chez moi. Je lui ai proposé de partager mon modeste dîner : des patates douces et du rosbif. Ravie, elle a accepté. Et, divine surprise, sans que je le lui demande, elle a aussitôt fait la vaisselle qui traînait et préparé la table. Quelle Française aurait eu cette délicatesse ? Elle m’avait également apporté des gâteaux japonais. Quand elle a remarqué que j’étais fatigué et on l’est vite à soixante-dix-neuf ans, elle s’est éclipsée et, à peine de retour chez elle, m’a envoyé un mail dont je retranscris la dernière phrase : «  I can’t wait to see you next Time. » Ce n’est sans doute pas vrai, mais cela réchauffe le cœur. Elle se nomme Yuzuki Fujimoto – Dieu que j’aime la sonorité de ces noms japonais. Elle est inscrite à Sciences Po. Je l’avais draguée à un arrêt de bus.
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En me réveillant ce matin – une très bonne nuit pour une fois – je songeais que je m’étais trompé de pays : c’est au Japon que j’aurais dû vivre. Yuzuki a été très surprise de trouver côte à côte sur mon bureau ( et ce n’était pas une mise en scène préparée ) les poèmes d’Ishikawa Takuboku « Ceux que l’on oublie difficilement » en version bilingue et mon colt Smith and Wesson. Je l’ai rassurée en lui disant que chaque Suisse devait avoir une arme chez lui. Elle l’a pris précautionneusement entre ses doigts et mes pensées se sont envolées ailleurs….où j’ai retrouvé ce poème d’Ishikawa :

 

 

 

Trop tôt les douceurs de l’amour
Les tristesses je les ai connues
J’ai vieilli trop tôt

 

Dans un autre registre, ce mail de mon ami et traducteur mexicain, Guillermo de la Mora. Il me fait remarquer que je suis né au milieu de la Deuxième Guerre mondiale, un fait d’importance capitale pour lui. Il ajoute : « Les jeunes n’ont pas connu la guerre et cela les rend facilement stupides. En temps de paix, il faut trouver une bataille en soi pour se connaître, sinon on ne fait que déambuler sur terre comme du bétail. » Je comprends qu’il prenne plaisir à me traduire…

L’AUTORITÉ DU DÉTAIL MESQUIN

Cioran rappelait cette promenade avec une amie qui affirmait doctement que le « divin » était présent en chaque créature. L’écrivain désigne alors du doigt une mégère insupportablement vulgaire : « Dans celle-là aussi ? » Elle ne sait que répondre, tant il est vrai que la théologie et la métaphysique abdiquent devant l’autorité du détail mesquin.
*
J’approuve totalement Caraco lorsqu’il écrit que la plupart des hommes feraient mieux de se couper la gorge plutôt que de languir à la surface d’eux-mêmes.
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Ce que j’ai de commun avec Albert Caraco, outre mon athéisme et ma misogynie, c’est le plaisir que je je prends à froidement scandaliser mes lecteurs, non pour qu’ils se hérissent, mais pour qu’ils se réveillent.
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Quand s’arrête une psychanalyse ? La réponse la plus cynique qui a cours chez les psys : « Quand le patient est ruiné »
*
Trois vacheries justifiées :
  1. Henry de Montherlant disant de Paul Claudel que c’est du music-hall pour archevêques…
  2. Paul Morand à propos de Jean d’Ormesson : comment peut-on être aussi niais et avoir dix agrégations et deux licences ? Cet esprit fin et distingué tombe dans le Guy des Cars et le Peyrefitte.
  3. Marguerite Yourcenar disait de Marguerite Duras qu’une chose qu’elle ne lui pardonnera jamais, c’est son titre : « Hiroshima, mon amour ». Elle ajoutait : « Hiroshima, j’y suis allée. Effrayant. Comme si après avoir été à Auschwitz, on écrivait : «  Auschwitz, mon petit chou… »
*
Un ami écrivain ( de ma génération ) me raconte qu’il a voulu écrire un article sur un livre dont il estimait qu’il n’était pas reconnu à sa juste valeur. Une fois achevé, il le donne à lire à sa femme qui s’exclame : « Mais tu l’as déjà écrit il y a deux ans. » Il vérifie. Au mot près, c’est exactement le même. Ce qui confirme le mot de Proust : «  Dans la première partie de sa vie, l ‘écrivain plagie. Dans la seconde, il s’auto-plagie. » Nous en sommes tous là.
*
J’évite d’écrire mon autobiographie : elle révélerait que tout va bien, sauf ma mémoire.

AU CAFÉ SCHOPENHAUER : LE LIVRE…

D’une nuit de Noël solitaire aux souvenirs de Vienne avant l’Anschluss, ce Café Schopenhauer est une conversation aussi forte et entêtante qu’un double ristretto comme les aime son auteur. On y apprendra en quoi C. Jérôme est l’incarnation la plus parfaite de l’âme japonaise, ce qu’ont en commun les patates douces et les pompes funèbres. On bavarde avec Cioran, avec Gabriel Matzneff le Maudit, avec Peter Handke, avec des fantômes croisés dans les rayons du Bon Marché ou entre les tombes de cimetières oubliés. Il y a Atma, le chien du célèbre Arthur. Il y a des femmes endormies et vénéneuses. Une dernière dose de pessimisme élégant prescrite par Roland Jaccard, docteur en désespoir moqueur.

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Disponible en version numérique et papier, édition indépendante, en suivant ce lien

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LA VÉRITÉ SUR L’AMOUR

Dites-moi la vérité sur l’amour, ai-je un jour demandé à Cioran.

Il m’a répondu en riant qu’il y avait réfléchi avec une intransigeance au moins aussi grande que celle de l’Ecclésiaste. Et je suis arrivé à la conclusion éphémère, a-t-il ajouté, que l’amour est notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité…une façon un peu lâche de repousser notre chute dans l’absence finale à laquelle nous sommes tous voués.
Dans le fond, j’étais d’accord avec lui : la femme n’a d’autre utilité que de reculer le moment où nous glisserons vers l’abîme. Son charme nous retient, surtout si nous ne la possédons pas encore. Ce qu’elle promet n’est jamais à la hauteur de ce qu’elle offre, mais l’expérience nous enseigne à nous en contenter. Pour Adam, comme pour nous tous, Ève est le plus long chemin vers la mort. « Encore que parfois, elle nous y précipite », ai-je ajouté . Cioran me regarda moqueur et conclut : « Je doute que ce soit votre cas. Avec votre atavisme viennois, je vous rangerai plutôt dans la catégorie des serial lovers, voila qui vous promet une longue vie…mais est-ce bien souhaitable ? »
De notre conversation, je retins encore ce mot : « Pour celui qui ne sait plus se réjouir naïvement d’une banalité – et qu’y a-t-il de plus banal que la quête de l’âme sœur – la vie perd toute saveur. Il avait pressenti que seules les banalités m’attiraient. Devenir profond, à force d’être superficiel : je ne m’étais jamais fixé d’autre objectif.
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« Le devoir d’un homme seul est d’être encore plus seul », écrivait Cioran à vingt-cinq ans. C’est le genre de pensée qu’on est fier d’exprimer à cet âge. Mais à moins de finir avec une camisole de force ou dans un couvent , toutes les formes de mondanités, y compris et surtout les pires, nous permettent d’échapper à nous-mêmes. Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. Et nul n’était plus entouré que Cioran.
En revanche, il a émis une hypothèse que même un incroyant pourrait reprendre à son compte, à savoir que la création du monde n’a d’autre explication que la peur de la solitude de Dieu. Nous ne sommes que des pauvres clowns de l’Absolu qui lui offrons nos drames pour le distraire et le sortir de son ennui. Nous faisons de même avec nos semblables, sans jamais y parvenir d’ailleurs. À défaut de tuer le remps, c’est lui qui nous assassine … et la même comédie recommence sous le regard tantôt narquois, tantôt désolé de l’Être Suprême. Il arrive d’ailleurs, plus souvent que nous ne l’imaginons, de nous prendre pour Lui. Nos amours ratées sont autant de formes d’humiliations qui nous remettent sur le droit chemin : celui de notre inexorable dégradation.

2020 : UNE NUIT DE RÉVEILLON

Les nuits de Réveillon, depuis mon adolescence, je préfère les passer seul. L’espionne turque a rejoint des camarades de son âge – vingt ans – et j’ai mangé quelques tranches de rosbeef avec des pommes de terre grenailles achetées au Bon Marché.

J’ai évité les Vœux d’Emmanuel Macron qui me tape sur les nerfs avec son air condescendant. Je me suis bien amusé, en revanche, en revoyant quelques séquences des films de mon ami Pascal Thomas toujours aussi malicieux et fin observateur de la France profonde. Avec des acteurs aussi insolites et décalés que Bernard Menez s’entraînant au karaté dans Le Chaud lapin (1974), Daniel Ceccaldi ou Michel Galabru dans Celles qu’on n’a pas eues (1980). Roland Topor était saisi de fous-rires tels en voyant les films de Pascal Thomas qu’il ne parvenait plus à suivre l’intrigue. « Je suis jaloux de Pascal Thomas », me confiait-il.

Évidemment, ces films datent d’une époque – les années 70 et 80 – qui doit sembler bien exotique aux spectateurs d’aujourd’hui. J’étais heureux de les voir seul, évitant ainsi les quolibets ou les soupirs consternés de l’espionne turque.

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Vers minuit, j’ai reçu un mail de Tahar Ben Jelloun – une amitié qui remonte à cinquante ans. Il passe, le veinard, les fêtes à Marrakech au soleil. Outre ses vœux, il voulait savoir de ce que je pensais de l’affaire Matzneff. Je lui ai répondu en deux mots :

  1. Le livre de Vanessa Springora est plutôt réussi et l’opération marketing de Grasset parfaitement huilée.
  2. Le narcissisme hypertrophié de Gabriel en prend un sacré coup – notamment le passage où lui qui se considère comme l’as des as comme amant est décrit comme pitoyable – sans doute est-ce pour cela qu’il préfère les filles inexpérimentées. Je lui raconte qu’il a quitté la France pour éviter les effets ignobles d’une meute qui n’aspire qu’à le lyncher. Et que nombreux comme Bernard Pivot qui l’a invité cinq fois à « Apostrophe », sont ceux qui se répandent en auto-critiques minables. Quant aux écrivaines du genre Angot, elles s’en donnent à cœur joie. Bref, la littérature qui est quand même une affaire de style et non de morale en prend un sacré coup. Après Richard Millet – autre réprouvé que je défends – et Gabriel Matzneff, nous avons droit à Annie Ernaux et Christine Angot….au secours, fuyons !

Je lui apprends également que Sue Lyon est décédée jeudi. Et que nous rejoindrons bientôt notre éternelle Lolita. Je conclus ainsi : « Je t’embrasse et je te félicite pour tes vitraux, même si la religion (et pas seulement l’Islam) n’est pas vraiment my cup of tea. Je n’ai pas la moindre fibre mystique. Quant à l’érotisme, je lui dis : adieu ! »

Il se faisait tard. J’avais sommeil. J’ai pris ma douche et écouté une chanson de C. Jérôme dont je ne me lasse pas : «  Les larmes aux yeux. » Une année s’achevait….oui, j’avais les larmes aux yeux.

BEIGBEDER NE SERAIT-IL PLUS NIHILISTE ?

J’avais bien peur que la réponse soit oui, en ouvrant au hasard son dernier livre où, devenu père de famille, il avoue : « Avoir des enfants sert à perdre son nihilisme ». J’ai découvert au fil des pages qu’il n’avait rien perdu, en revanche, de son insolence, ni de sa lucidité, comme en témoigne cette formule vacharde à laquelle je souscris : « La paternité, c’est de la pédophilie platonique. » À quoi bon mettre des enfants au monde, si on ne peut pas abuser d’eux ? À l’heure où l’on ne peut même plus abuser de ceux des autres – Gabriel Matzneff est bien payé pour le savoir – sans doute vaudrait-il mieux s’autocensurer et renoncer à provoquer les braves gens. Autant alors renoncer à la littérature, ce que ni Gabriel, ni Frédéric ne feront jamais…et c’est pourquoi je les soutiendrai toujours. Laissons l’autocensure aux pleutres et aux faibles d’esprit, à supposer qu’il leur en reste de l’esprit, ce dont doute Frédéric Beigbeder favorable à la légalisation du cannabis et qui répond à Emmanuel Macron prétextant que le cannabis ramollit le cerveau des enfants : « Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur le Président, les enfants n’ont plus de cerveau depuis la création de Facebook. » Conclusion : quand on a signé un pacte avec le diable, c’est pour la vie. Non, mon Cher Frédéric, tu ne te débarrasseras pas si facilement de ton nihilisme…

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UNE NUIT DE NOËL SANS ILLUSIONS…

Comment ai-je passé ma nuit de Noël ? Seul, dans mon studio parisien. Au menu : patates douces, champignons et un jambon italien au Chianti. Une bière blonde, St-Stephanus, et pour conclure un triple Kazaar, un mélange particulièrement audacieux, je cite la publicité de Nespresso, de Robusta et d’Arabica d’Amérique du Sud d’une puissante amertume.

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Il ne m’en fallait pas moins pour supporter The Pawnbroker – en français Le Prêteur-sur-gages – tourné en 1964 par Sidney Lumet avec Rod Steiger. La noirceur humaine suinte à chaque plan de ce chef d’œuvre désespérant où nulle rédemption ne se profile et aucun espoir n’est jeté en pâture aux bonnes âmes, ce qui serait d’une indécence suprême après avoir comme le Professeur Nazerman survécu à Auschwitz.

Jamais je n’ai vu un film aussi noir – donc si révélateur de la condition humaine telle qu’elle grouille dans les camps de concentration , les quartiers glauques de Harlem ou les soirées mondaines de la haute société. Même le Latinos, qui a pour prénom Jésus et qui assiste le prêteur-sur-gages, sera abattu à la fin du film par ses potes. Jésus agonisant la nuit de Noël sous la pluie et Rod Steiger cherchant en vain la mort, juif errant n’ayant plus qu’une obsession : l’argent, ce tableau de l’humanité valait à mes yeux toutes les crèches de Noël, les messes de minuit et les retrouvailles familiales. Je n’ai même pas répondu aux messages parfaitement niais déposés sur mon iPhone.

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Une seule question me taraudait : étais-je donc le seul à me sentir en bonne compagnie avec le Professeur Nazerman, enseignant à l’université de Leipzig avant la Deuxième Guerre mondiale, incarnation du Juif errant ou de Job ? Peut-être aurais-je dû voir le film en coréen et éviter l’intensité exceptionnelle de mon triple Kazaar : j’aurais assurément dormi d’un sommeil plus paisible. Après tout, les chants de Noël ont peut-être du bon…

OLIVIER MATHIEU, UN GLADIATEUR FACE À LA MORT

Un ami, Olivier Mathieu, qui défend quotidiennement sur son blog la mémoire de David Hamilton, a été bouleversé par la mort inéluctable – une tumeur au cerveau – de son pote Gabriel, un jeune Vénitien de cinq ans qu’il aimait et traitait comme son fils. Il a tenté en vain de faire sauter la banque de la mort. Mais au jeu de la mort, la banque ne perd jamais. Seule la littérature peut lui opposer une forme d’éternité.

Alors avec un acharnement admirable, le même qu’il a mis au service de David Hamilton, il a sauvé ce qu’il a pu du calvaire enduré par Gabriel, conscient avec Henri-Frédéric Amiel qu’il cite en exergue, que cet enfant était de ce monde où les plus belles choses ont le pire destin. J’ignorais que Gustave Flaubert, également présent dans ce livre, avait écrit en 1859 : « Les bourgeois ne se doutent guère que nous leur offrons notre cœur. La race des gladiateurs n’est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. » Olivier Mathieu est un gladiateur. Face à la mort de Gabriel, il retient ses larmes, comme si une part de lui-même nous disait adieu où que nous allions. Mort à jamais…qui peut le dire ?

 

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«  Dans le ciel » d’Olivier Mathieu. 167 pages. éd. oliviero44@hotmail.com

AU CAFÉ SCHOPENHAUER…

Arthur Schopenhauer répétait volontiers à ses interlocuteurs qu’une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel n’est pas une philosophie. La seule évocation du Dieu de la Bible jetant un regard sur le monde qu’il venait de créer et trouvant que tout y était bien suscitait son courroux. Il lui semblait incomparablement plus juste de dire que c’est le diable qui a créé le monde plutôt que Dieu.

Cette pensée de l’auto-anéantissement et de l’extinction de l’espèce, il l’admirait chez les moines du Moyen Âge et chez les sages de l’Inde. Les premiers détestaient si énergiquement la vie que la morale se résumait à leurs yeux en un seul mot : mortification. Les autres faisaient mieux encore : ils vivaient comme ne vivant point, dans la méditation tranquille et silencieuse du Nirvâna, c’est-à-dire dans l’extase de l’anéantissement.

 

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L’oncle Arthur, lui, coulait des jours tranquilles à Francfort, distillant le pessimisme le plus corrosif avec une incurable bonne humeur. Il recevait ses hôtes à l’hôtel d’Angleterre, lançait quelques sarcasmes, se livrait à des exercices de misanthropie, ridiculisait tous ceux qui mettaient leurs espoirs dans le progrès ou, pis encore, dans la révolution. Quand il ne traduisait pas le jésuite espagnol Baltasar Gracián ou n’ajoutait pas quelques compléments à son chef-d’œuvre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, il promenait son bel épagneul noir qu’il avait nommé Atma – l’âme du monde, en sanscrit – auquel il accordait des qualités qu’il refusait aux humains. S’il aimait tant les chiens, disait-il, c’est qu’il ne trouvait qu’en eux une intelligence dépourvue de toute dissimulation. Quand il mourut au matin du 21 septembre 1860, à l’âge de soixante-douze ans, ses voisins surnommèrent son chien, auquel il avait légué une rente, « Schopenhauer Junior ». Ses derniers mots furent : « Eh bien, nous nous en sommes bien tirés. Le soir de ma vie est le jour de ma gloire, et je dis, en empruntant les mots de Shakespeare : «  Messieurs bonjour, éteignez les flambeaux, le brigandage des loups est terminé.»

C’est au café Schopenhauer, à Vienne, que Gemma Salem a écrit un merveilleux petit livre : Où sont ceux que ton corps aime. Ils sont bien sûr au cimetière, en l’occurrence celui de Grinzing, où elle se rend régulièrement, car comme elle le dit si justement : « Il n’y a que sur les tombes que l’on sache aimer. » Elle y retrouve ses deux passions : Franz Schubert et Thomas Bernhard. Elle se souvient aussi de la tombe de Cioran qui se trouve trois rangs derrière celle de Beckett. C’est dire qu’elle a d’excellentes fréquentations. Il lui arrive aussi de se promener en compagnie de Robert Walser. Bientôt il faudra éteindre les flambeaux : le brigandage des loups sera terminé. En attendant lisez Gemma Salem : sa mélancolie vous arrache des larmes.

 

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LE RATÉ DE L’ABSOLU

En 1938, à Cambridge, un jeune Polonais prépare une thèse de doctorat sous la direction du philosophe Ludwig Wittgenstein. Sujet : « Heidegger chez les présocratiques ». Il est né à Varsovie et, fasciné par l’échec, il aspire à devenir le « raté de l’absolu », ambition démente à laquelle il ne renoncera sous aucun prétexte. Il se saoule et quand il rentre chez lui, il lit les Pensées de Pascal, le plus grand monument, selon lui, qu’une intelligence humaine ait jamais construite en l’honneur de l’échec.

Ce jeune Polonais n’admire que les démons, ceux qui sabotent les élans des autres, ceux qui avec une lucidité inouïe enfoncent encore plus leurs proches dans l’échec. L’échec est une forme de sainteté et il y faut une forme de génie très particulier, celui-là même qu’il a détecté chez son maître, Ludwig Wittgenstein qu’il a décrit dans ses carnets comme «  un homme plutôt amer et cruel, pédant, cynique, impitoyable qui tournait sa merveilleuse intelligence contre les autres avec le même mépris qu’il avait montré autrefois vis-à-vis de lui-même, de ses idées et de ses convictions. » L’avouerai-je ? Cette description me conviendrait à merveille.

Mais revenons à notre ami Polonais. Un après-midi de 1938, alors qu’il travaille sur sa thèse à la bibliothèque du British Museum, il demande à consulter les écrits du sophiste grec Hippias. À la suite d’une erreur dans la classification des fiches, on lui remet une édition annotée du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf, livre qu’il n’avait jamais lu, qu’il n’avait jamais pensé lire, mais dont il savait en quelle haute estime Heidegger tenait son auteur.

Désœuvré, il se plonge alors dans cet écrit autobiographique et délirant qu’il prend un malin plaisir à comparer au Discours de la méthode de Descartes dont Mein Kampf lui apparaît alors comme le revers et la continuation apocryphe. «  Les deux, note-t-il dans ses carnets, sont les monologues d’un sujet plus ou moins halluciné qui se dispose à nier toute vérité antérieure et à prouver, sur un mode à la fois impératif et inflexible, en quel lieu, à partir de quelle position on pouvait, on devait ériger un système à la fois absolument cohérent et philosophiquement imbattable. »

Du coup, il comprend aussi pourquoi Heidegger voit dans le Führer la concrétisation même de l’esprit allemand. «  L’Être et le Temps » : il faut donner du temps à l’Être pour qu’il s’incarne dans le Führer, voilà tout, pense-t-il ce soir-là, en rédigeant quelques notes philosophiques pour une obscure revue polonaise. Il présente Adolf comme un clown certes, mais aussi comme un prophète qui annonce dans une somnolence léthargique un avenir d’ une « mauvaiseté géométrique ».
Mais il ne se doute pas qu’il est loin d’en avoir fini avec Hitler. Avec l’aide de Wittgenstein séduit par sa personnalité, il parvient à émigrer dans un pays dont il ignore tout, à commencer par la langue : l’Argentine. Il découvre à Bueno Aires un nouveau monde de ratés, plus méprisables encore à ses yeux que les ratés polonais, car ils admirent deux ânes. L’âne numéro un, c’est José Ortega y Gasset, le causeur espagnol par excellence. L’âne numéro deux, c’est le comte de Keyserling, âne allemand mâtiné de bureaucrate du bouddhisme zen qui médite sur l’Être argentin.

Quand notre ami polonais se permet dans les cercles philosophiques de dire que cette espèce de comte de Keyserling est un pantin verbeux qui ne peut même pas s’asseoir sur les genoux de son ventriloque Heidegger, on le regarde avec dédain. C’en est fini de son prestige de disciple de Wittgenstein. Il n’est plus qu’un Polonais malsain, souffreteux, amer, déplaisant, raté. Il éprouve alors, selon ses carnets, une joie bizarre à être vu comme il se voyait. Il a atteint le plus parfait état de dépossession auquel un homme puisse aspirer : il n’est plus rien. Depuis, nul n’a retrouvé sa trace.