LE GÉNIE ET LE TALENT

On abuse souvent du terme de « génie ». Serait-il seulement un alibi à notre paresse ? L’homme de talent est plus facile à définir : il atteint sans la moindre difficulté une cible que les autres ratent presque systématiquement, faute d’attention ou d’entraînement. Le talent est à la portée de chacun, s’il veut bien s’en donner les moyens. Il en va tout autrement du génie, car si j’en crois Schopenhauer – et pourquoi ne le croirais-je pas ? – l’homme de génie peut toucher une cible que les autres ne peuvent même pas voir. L’homme du commun se rallie en général à ce que l’opaque majorité lui enjoint de croire. Et il s’en porte bien. S’il lui arrive de douter, il s’empresse de revenir à l’opinion commune, selon le principe qu’il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. J’admire chaque soir sur les chaînes d’information avec quel air de supériorité un peu lasse les médecins distillent la peur pour inciter à une vaccination universelle. Il va de soi qu’ils veulent notre bien. Leur bonté est à peine moins dangereuse que le mal qu’ils combattent. Mais à leur décharge, ils peuvent toujours se réfugier derrière la Science qui est le dernier avatar de la Religion. D’ailleurs l’essentiel n’est-il pas de sauver, physiquement ou spirituellement, l’humanité dont nul ne doute, à l’exception de quelques détraqués ou suicidaires, qu’elle mérite un sort meilleur ? Pour l’ instant, chacun observera qu’elle descend d’éternels escaliers sans rampe. Certains en sourient, d’autres sont pétris d’angoisse.
Saint Augustin, qu’on peut qualifier de génie sans risque de se tromper, en appelait à une stérilité générale et volontaire qui « accélèrerait la marche vers la fin des temps ». L’auto-extinction de l’humanité nous éviterait bien des désagréments. Peut-être devrions-nous nous réjouir des pandémies plutôt que de pleurnicher. Un impératif catégorique auquel je souscris pleinement : rester le moins longtemps possible en vie. J’ai bien peur hélas de n’en être pas capable. Aussi donnerai-je raison à ceux qui me traitent d’imposteurs. D’ailleurs si ne l’étions pas tous, comment ferions-nous pour nous supporter ?

LE SECRET DE JULIEN GREEN

C’est mon vieux complice, Jean-Louis Kuffer, qui me rappelle la méthode de Julien Green, méthode que j’ai suivie er qu’on ne saurait assez conseiller à tout apprenti-écrivain. Elle figure dans son Journal de 1956 : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes….» et d’ailleurs peu importe que ce soit bon ou mauvais, du moment que c’est toi.
Je me souviens d’une de nos conversations, rue de Varenne, au cours de laquelle il m’avait demandé pourquoi à mon sens les écrivains français, à quelques exceptions près, étaient si médiocres. J’en convenais, mais je ne trouvais pas d’explication qui me satisfasse. Face à mon désarroi, Julien Green me mit sur la piste : « C’est parce qu’ils sont trop intelligents…ou veulent le paraître. » Tout ce que j’ai écrit, a-t’il ajouté, je l’ai écrit dans un état quasi hallucinatoire.
Je lui ai appris – et j’étais fort étonné qu’il l’ignorât que Mélanie Klein dans : « Envie et Gratitude » s’était inspirée de son roman : « Si j’étais vous » pour donner corps au concept d’identification projective qu’elle élaborait. Cela l’a d’autant plus amusé que sa première nouvelle, lorsqu’il était encore étudiant, s’intitulait : « L’apprenti – psychiatre ». Ce qui le passionnait le plus dans la psychanalyse, c’étaient les cas cliniques. C’est par là qu’elle rejoignait la grande littérature. Il m’a avoué qu’il n’avait jamais lu Kafka, trop proche de lui sans doute. Je lui dois mon goût pour le journal intime. Je lui dois beaucoup plus à la vérité, mais je préfère m’arrêter là.
Bizarrement, rares étaient les amis de mon âge, à l’exception de Pierre Katz, qui partageaient mon intérêt pour Julien Green. Ils se divisaient entre sartriens et camusiens. Puis vint le Nouveau Roman. Du coup, la littérature n’apparut comme un monument d’ennui ( « La route des Flandres » de Claude Simon en tête ) et je passai mon temps libre au cinéma. Ce qu’il m’a apporté dans les années soixante tient du miracle. Même les noms des critiques de cette époque – de Louis Marcorelles à Michel Marmin sans oublier Fereydoun Hoveyda et Henri Chapier – flottent encore de mes souvenirs. Et je n’oublierai jamais Jean de Baroncelli grimpant péniblement les six étages de mon studio avec un énorme sac qui contenait toutes ses chroniques publiées dans « Le Monde » et qui espérait que par mon entremise les Presses Universitaires de France les publieraient en un fort volume, à l’image de celui de Jacques Lourcelles. Ce ne fut pas le cas. Je partageais son amertume.
J’ai préféré pour ma part déchirer tous tous les articles que j’avais écrits sur le cinéma, tant je les trouvais indignes des films que je chroniquais. Sans doute devrais-je en faire autant des pages que je viens d’écrire. Le tarissement de mes sources créatives me réduira bientôt au silence. En attendant, je persévère…..ne m’en tenez pas rigueur !

LE DANDYSME HELVÉTIQUE

Jean Paulhan relevait qu’il y a une forme de dandysme suisse, composé d’humour, d’une certaine façon de n’être pas là et d’un goût de l’absurde dans la conversation. À l’opposé du Français, le Suisse s’en voudrait d’avoir raison. Vouloir imposer son opinion relève d’une forme d’inélégance. Aussi préfère-t’il la taire, à supposer qu’il en ait une, ce qui est rarement le cas.
André Gide s’extasiait devant la propreté helvétique: il n’osait même pas jeter sa cigarette dans le lac Léman et s’étonnait de l’absence de graffitis dans les urinoirs. Il ajoutait : la Suisse s’en enorgueillit, mais je crois que c’est de cela qu’elle manque précisément : de fumier.
Sans doute est-ce un endroit idéal pour mourir, surtout quand on doit fuir à la fois son ex femme et le fisc. Les acteurs américains y ont trouvé un refuge. Certes, l’ennui vous guette à chaque coin de rue – la police et les Roms aussi. Mais on s’en accommode d’autant plus facilement que passé un certain âge les distractions sont rares.
Hitler exécrait la Suisse : il trouvait qu’on y mangeait mal. Est-ce pour cela qu’il s’est bien gardé de l’envahir ? Il ne voyait aucune raison d’aller en Suisse alors que les Alpes autrichiennes offraient un spectacle bien plus grandiose. Guillaume Tell avait libéré la Suisse de la domination habsbourgeoise. On n’allait pas remettre ça quand même.
Nikita Krouchtchev qui ne manquait pas d’humour, affirmait que lorsque le monde entier se serait converti au communisme, il souhaitait faire de la Suisse un musée du capitalisme dans ce qu’il avait de meilleur. Il est toujours risqué de faire des prophéties : les Suisses en font d’autant moins qu’ils vivent dans la certitude que, quoi qu’il arrive, ce sont eux qui tireront les marrons du feu. Leur neutralité bienveillante leur a donné raison jusqu’à présent. Il leur arrive même d’accumuler les médailles en or aux Jeux Olympiques et d’en distribuer avec générosité aux défavorisés, surtout si elles sont en chocolat. On s’achète une bonne conscience comme on peut.