STEFAN ZWEIG ET L’APPEL DES TÉNÈBRES…

Rien n’est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l’idée qu’ils vont quitter la scène. D’autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà qui est au moins à porter à son crédit. C’est ce que je me disais en lisant la première page d’un texte prémonitoire de mon cher Stefan Zweig : « L’uniformisation du monde » publié en édition bilingue par les éditions Allia. Outre son intérêt intrinsèque, il présente un double avantage. Son prix d’abord : 3 Euros. Et son nombre de pages : 43. Ce qui est bref et bon est deux fois bon : on ne le répétera jamais assez.
En 1926, voici ce qu’écrit Stefan Zweig : « Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » Tout est dit. Celui qui n’a pas ressenti cela vient sans doute d’une planète étrangère et je crains fort de n’avoir pas grand chose à lui dire. Je le laisserai donc s’émerveiller tout en étant excédé – mais je n’en laisserai rien paraître – par la joie qu’il éprouve à découvrir partout et toujours du neuf, là où je ne vois qu’une morne répétition.
Il est vrai qu’il y a chez nos contemporains, comme l’écrit encore Zweig, un appétit féroce pour la monotonie, appétit conforté par la mondialisation. Paradoxalement, lui qui fut et qui reste un des auteurs les plus lus dans le monde entier, avait le sentiment que tout ce qu’il écrivait n’était qu’un bout de papier lancé contre un ouragan. « À vrai dire, note-t’il encore, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. » La plupart des humains n’ont pas conscience d’être devenus des particules. Ils se jettent dans l’esclavage et tout appel à l’individualisme n’est qu’arrogance et prétention. Il ne nous reste qu’un recours, un unique recours : la fuite, la fuite en nous-même. Ne se révélera-t’elle pas, elle aussi, vaine, comme en témoigne le suicide de Stefan Zweig, après une ultime partie d’échecs. L’appel des ténèbres, si typiquement viennois, ne l’a pas épargné. Nul ne peut dire s’il faut s’en réjouir ou le déplorer.

LA BOXE JUIVE

C’est ainsi, m’apprend mon ami Denis Grozdanovitch dans son livre tout à la fois savoureux et savant : « La vie rêvée du joueur d’échecs » qu’on qualifiait le jeu d’échecs en U.R.S.S. Il aboutissait parfois à des drames : ainsi, à Moscou, un joueur d’échecs excédé par les geignards qui refusaient leurs défaites en a tué soixante-deux à la hache. Il pensait leur rendre service, mais a raté son but qui était de composer avec ses victimes un échiquier de soixante-quatre cases. Ses adversaires n’étaient pas suffisamment conscients que jouer aux échecs, n’est pas un amusement mais un culte. Et tout culte réclame des victimes, quand elle ne nous entraîne pas vers la paranoïa. « La défense Loujine » de Vladimir Nabokov est à cet égard un chef d’œuvre absolu. Le médecin qui traite Loujine soutient que le jeu d’échecs est un amusement glacial, qui dessèche et pervertit la pensée et qu’un joueur d’échecs passionné est aussi absurde qu’un fou en quête du mouvement perpétuel.
Oui, répondrait Denis Grozdanovitch, mais même si l’enfermement dans le cercle vicieux d’une passion unique , et en apparence stérile, peut légitimement faire horreur, qui peut bien affirmer sans outrecuidance que celle-ci n’offre pas, en même temps, des moments d’extase exceptionnels comparables à ceux de la transe amoureuse, mystique ou artistique ?
Pour avoir eu le privilège d’affronter ce cher Denis au Blitz pendant des années, j’ai observé chez lui une forme de fanatisme à l’opposé de son « Petit Traité de la Désinvolture »et, à vrai dire, rétrospectivement, j’éprouve un certain soulagement à l’idée de ne pas avoir été décapité. Il n’est pas exclu que je doive à mes innombrables défaites le privilège d’être encore en vie.
Mais est-ce vraiment un privilège ? À vrai dire, Denis comme moi avions un Maître, Lao-Tseu, qui invite le sage à garder en tous temps « la mort en bouche » et à y voir une délivrance. La finitude est bonne conseillère. Et l’immortalité, si elle était assurée, serait le plus monstrueux des supplices. Nous parlions souvent avec Denis du néo-lamarckisme ( à ceux auxquels cette notion est étrangère, je rappelle qu’elle a trait à l’hérédité des caractères acquis ) et que j’ai retrouvé l’écho de nos conversations chez Yushi dans cette vie rêvée des joueurs d’échecs….c’est dire jusqu’où peuvent nous mener ce jeu dont l’unique finalité est de tuer le Père. Ce qui expliquerait que les filles y mettent moins d’ardeur, à quelques exceptions près, que les garçons.
J’ignorais que Denis jouait également à la pétanque. Il voit dans ce jeu simple et accessible à tous un précieux antidote à la déshumanisation technocratique exponentielle aujourd’hui. En le lisant, comme en s’affrontant sur un échiquier ou en jouant à la pétanque, on s’évade du temps. Y a-t’il meilleure thérapie face à la panique qui s’est emparée de notre planète ?

A LA PISCINE DELIGNY AVEC GABRIEL MATZNEFF…

Mon ami Ivan Faron, excellent écrivain suisse dans la lignée de Thomas Bernhard ( il faut lire absolument : « Un après-midi avec Wackernagel » ) souhaitait lire un article que j’écrivais dans ma jeunesse. J’ai choisi celui que le supplément littéraire de la Gazette de Lausanne avait publié il y a un demi-siècle et qui concerne un écrivain qui a beaucoup compté, pour le meilleur et pour le pire, dans ma vie, et qui a défrayé la chronique de manière fort injuste l’an passé : Gabriel Matzneff. Voici donc pour Ivan Faron et pour tous ceux qui ont suivi la chasse à l’homme dont il a été victime ce document d’un autre temps. 
«  Gabriel Matzneff a une plume et du tempérament. Deux romans ( « L’Archimandrite » et « Nous n’irons plus au Luxembourg », trois essais au ton très personnel ( « Le défi », « Comme le Feu mêlé d’Aromates » et « Le Carnet arabe » ) ont fait la réputation de ce jeune écrivain – 36 ans – qui ne ressemble à aucun autre. Il aime, dans ses livres, citer ses chers Romains : Lucrèce, Pétrone, Sénèque, se pique de réconcilier Dionysos et Jésus-Christ; s’ingénie à brouiller les pistes; passe avec désinvolture des sujets apparemment les plus légers à des méditations sur l’orthodoxie, l’amour ou la mort.
Il fut, on s’en souviendra peut-être, beaucoup question de lui durant le mois d’avril : pour avoir, avec Jean-Claude Barat, dispersé les cendres d’Henry de Montherlant, son maître et ami, sur le Forum romain durant la nuit du 21 au 22 mars. Il reçut de ses confrères parisiens une volée de bois vert. Les mobiles les plus indignes lui furent prêtés : entre autres celui d’avoir participé à cette “ folle équipée ” dans le seul but de passer à la postérité. Il est vrai que, comme il l’écrivit par la suite, il est très parisien de mettre un point d’honneur à n’être ému de rien et à ricaner de tout.
Le premier roman de Gabriel Matzneff « L’Archimandrite » avait, entre autres, pour cadre la piscine Deligny, les fameux bains Deligny qu’évoquait déjà Proust, et qui, posés sur la Seine, constituent un heureux prolongement au boulevard Saint-Germain. C’est là que par le plus grand des hasards, entre deux minettes offrant leurs aréoles aux caresses du soleil, j’ai rencontré Gabriel Matzneff. « Avec sa taille élancée, son visage fin aux pommettes saillantes, son teint doré et son crâne presque rasé, il ressemblait à un jeune seigneur mongol que son père aurait envoyé en Europe pour y apprendre les bonnes manières. » Cette description est celle de Cyrille Razvratcheff dans « L’Archimandrite ». Il pourrait être, il est le double de Gabriel Matzneff.
Entre deux parties de ping-pong, je lui ai posé les quelques questions suivantes. Et, tout d’abord, la classique ( inévitable et peut-être stupide ) question sur sa réputation d’homme de droite.

  • Il y a là, m’a-t-il répondu, à l’origine un malentendu que je tiens à dissiper. Dans mes chroniques de “ Combat ”, il y a une dizaine d’années maintenant, j’ai demandé la clémence pour les terroristes de l’O.A.S. Bien que farouchement hostile à l’Algérie française, j’estimais – et j’estime toujours – qu’un écrivain doit toujours prendre la défense des gens qui sont en prison. C’est pour moi une règle absolue. On ne me trouvera jamais du côté des gendarmes et des juges et quel qu’il soit, un homme en prison m’est un frère. Ce qui explique qu’aujourd’hui, je manifeste pour Krivine et pour la Ligue communiste. Seulement, à l’époque, j’étais le seul à prendre la défense des gens de l’O.A.S. Même les écrivains de droite n’osaient pas. À partir de là, on m’a collé une étiquette et elle m’est restée. Cela dit, je n’ai jamais été de droite. Sur presque tous les problèmes contemporains, l’Algérie, le Vietnam ou la Palestine, les idées de la gauche sont les miennes.
  • Plus précisément…
  • Au fond par tempérament, je suis un anarchiste. Avec Tolstoï, je pense que le seul bon drapeau est le drapeau noir. J’aime beaucoup Wilhelm Reich que je relis actuellement.
  • Revenons à Deligny : c’est un des hauts lieux de votre mythologie ?
  • Oui, j’y viens depuis seize ans; c’est devenu un club pour moi. Après avoir publié “ L’Archimandrite ”, la Télévision française est venue m’interviewer ici. Mon prochain roman – un roman d’amour – aura de nouveau pour cadre cette piscine. Lorsque j’étais marié, mon épouse Tatiana, n’y mettait jamais les pieds. Par là, elle me prouvait qu’elle respectait ma liberté.

( À cet instant précis, comme par enchantement, apparaît Tatiana. Elle glisse gracieusement sa serviette de bain à côté de celle de Gabriel : de l’utilité et du charme éventuel du divorce…)

  • Vos impossibilités ?
  • Me prendre au sérieux. Une impossibilité absolue : le style professeur. Le style Garaudy, par exemple. Le style mort- vivant.
  • Comment travaillez-vous ?
  • Depuis trois semaines, je n’ai pas écrit une ligne. Je n’ai aucune discipline de travail, sauf dans les périodes de crise. Je prends de nombreuses notes dans mes carnets que j’utilise pour mes essais ou mes romans. J’en publie des extraits dans “ Les Nouvelles Littéraires », mais je m’efforce d’épargner aux lecteurs des histoires de fesse ou de coeur – cela revient presque toujours au même. En fait, je vis très librement en réduisant mes besoins au maximum.
  • Avec quels écrivains, vous sentez-vous le plus d’affinités profondes, secrètes ?
  • Dostoïevski, Nietzsche et Byron. En France ….( il hésite ) : Cioran et Gracq.

Après cet entretien, je lui ai demandé quels étaient ses maîtres. La réponse a fusé : 

  1. Héraclite qui a posé la contrariété comme fondement de la vie de l’esprit.
  2. Sénèque qui, dans le quotidien de l’existence, est le meilleur des professeurs.
  3. Schopenhauer, cette intelligence cruelle qui a pour jamais soulevé le voile de Maya.
  4. Chestov qui déclare la guerre aux évidences et nous introduit dans l’univers du terrible.

Gabriel Matzneff est rapidement devenu un de mes amis les plus proches en dépit de tout ce qui nous séparait et de brouilles momentanées. Il est aujourd’hui dans l’univers du terrible. Il va de soi que j’ai pris sa défense : la piscine Deligny crée des liens indéfectibles.

UNE VISITE CHEZ PAUL NIZON

Rue Campagne-Première, dans le XIV* arrondissement de Paris, cela ne vous rappelle rien ? C’est là que Belmondo, trahi, est abattu à la fin d ‘ « À bout de souffle » de Jean-Luc Godard. C’est là que vit l’écrivain alémanique Paul Nizon, dans l’angoisse de ne jamais se réveiller. J’avais précisé au chauffeur congolais qui m’amenait chez lui : c’est à côté du cimetière de Montparnasse. Il m’avait dit : « Dans ma voiture, on ne parle jamais de la mort. » Et quand Paul Nizon m’avait confié combien l’accablaient les incessantes discussions de sa compagne, Odile, autour du suicide, je m’étais tu également. Nous ne parlâmes donc ni des femmes, sauf à propos d’Ingres, le plus grand peintre de la féminité selon lui, ni du suicide, ni de la mort. À peine de nos ennuis de santé, juste pour nous moquer de nos tempéraments hypocondriaques.
Paul Nizon vit donc dans un modeste deux-pièces au rez-de-chaussée. Je suis toujours surpris par le nombre d’écrivains que j’aime et qui ont choisi d’habiter dans des deux-pièces minuscules, comme pour mieux se protéger du monde extérieur. Cioran, bien sûr, Gabriel Matzneff, Linda Lê ( admiratrice inconditionnelle de Nizon ) et j’en passe. C’est le choix le plus judicieux pour un écrivain – je parle d’expérience -, surtout dans une grande ville où un espace de liberté s’offre continuellement à vous. C’est pourquoi Nizon a choisi de vivre à Paris, en 1977, à la manière d’Henry Miller. « L’invitation à mener une vie d’émigré n’est à mes yeux nulle part aussi belle qu’ici, » écrivait-il. J’en étais convaincu à vingt ans quand j’ai quitté Lausanne pour Paris. Je le suis beaucoup moins aujourd’hui. Nizon également. Tokyo nous attirerait plus : il est hélas trop tard. 
Peu importe d’ailleurs car, comme le répète souvent Nizon, ce n’est pas le sentiment de solitude qui nous pousse à écrire, mais le fait d’avoir perdu très tôt confiance dans le monde. Serait-il un désespéré à la recherche du bonheur ? Oui, mais à condition de préciser que la chasse au bonheur est une quête de langage et que celui de l’ami Paul est inimitable tout comme celui de ses deux complices et rivaux : Peter Handke et Thomas Bernhard. Thomas Bernhard est déjà dans une autre dimension et nous avons peu parlé de lui et beaucoup de Handke vis-à-vis duquel il éprouve un sentiment d’infériorité totalement injustifié. «  Contrairement à Peter Handke, je reste l’incarnation de l’homme borné et retenu dans sa prison intérieure….c’est un goethéen, alors que je suis le pécheur dans l’alcôve. »
Il lui arrive de se demander comment il a pu s’inscrire dans la littérature avec un bagage aussi modeste….Nulle trace de vanité chez lui ( il en décèle en revanche chez moi ). Il se voit comme un vaurien. Je lui demande de prononcer le mot vaurien dans notre langue maternelle à tous les deux : ein Taugenichst. Deux Taugenichst à Paris, cela me va. Cela aurait ravi Cioran, auquel Nizon, l’âge venu, ressemble de plus en plus. Il me fait observer que dans les bistrots, on le confond souvent avec Jean-Pierre Mocky.
Le whisky ne lui fait pas peur, surtout quand il est japonais. Et, au fil des heures, pendant que la nuit tombait sur Montparnasse, les confidences sont devenues de plus en plus intimes. Je vous les épargnerai. À l’exception de son admiration inattendue pour Mishima er son suicide – un élan vers la pureté-, son renoncement à la la sexualité, son exigence par rapport à l’art, exigence presque religieuse dont il n’arrive pas à croire qu’elle me soit totalement étrangère, son mépris pour les écrivains suisses, Peter Bichsel notamment, qui ont une mentalité d’instituteurs. Ou de pasteurs, ce qui est pire encore. Il trouve que Michel Houellebecq incarne parfaitement la déchéance de la France d’aujourd’hui, que Malcolm Lowry est insurpassable et que lui, Nizon, doit tout ou presque à Canetti. La conversation aurait pu se prolonger pendant toute la nuit, mais Fleur m’attendait chez Yushi.
Je lui ai encore demandé ce qu’il pensait de sa chambre à coucher. Il m’a répondu qu’il ne s’y trouvait pas bien : trop petite, trop musée, trop renfermée, trop humide. « Mais c’est comme ça », a-t-il conclu. Puis, il m’a offert sa casquette, m’a regardé, m’a dit qu’elle m’allait mieux qu’à lui, s’est réjoui que je joue encore au tennis de table et aux échecs, m’a envié de séduire des donzelles fêlées, m’a pris dans ses bras et m’a embrassé. Rue Campagne-Première, Jean-Paul Belmondo et Jean-Luc Godard nous attendaient. Nous étions à bout de souffle. Des heures comme celles que nous venions de passer ensemble, on n’en vit pas beaucoup dans une existence. 
En repassant par la rue Oudinot me revenaient en mémoire les metteurs en scène que nous avions tant aimés : Cassavetes, Zurlini, Bolognini. Entre vauriens, on se reconnaît ! Il va de soi que nous vouons un culte au « Fanfaron » de Dino Risi et que nous partageons une nostalgie inconsolable des années soixante – avec Catherine Spaak comme incarnation de nos fantasmes. Je n’ai pas oublié non plus cette soirée littéraire au Centre culturel suisse où, jugeant dérisoires tous les commentaires sur son « œuvre » ( quel terme prétentieux ! ), il avait préféré inviter des strip-teaseuses pour un effeuillage en règle. D’ailleurs ce que nous écrivons, nous en sommes tombés d’accord, n’est guère qu’une autre forme de strip-tease qui ne vaut ni plus, ni moins. 

LE BILLET DU VAURIEN

THEODOR LESSING OU LA HAINE DE SOI…


Il y a chez Nietzsche des pages très fortes sur la haine de soi, cette haine qu’il détecte dans les Évangiles ou dans les romans de Dostoïevski et à laquelle il oppose la morale des seigneurs ( ou morale « romaine », « païenne », « classique » , « Renaissance » ), qui symbolise la vie ascendante, la volonté de puissance en tant que principe.
Contre Pascal, Nietzsche joue Goethe et quand il évoque Flaubert, cette réédition de Pascal en plus artiste, c’est pour se gausser de cet homme qui se torturait en écrivant tout comme Pascal se torturait en pensant – « tous deux ne sentaient pas en égoïstes. »Jamais il n’y eut comme chez Nietzsche une telle apologie de la force chez un être aussi démuni. Et si nous l’admirons encore, c’est pour sa faiblesse, ses rodomontades n’abusant plus personne.
La haine de soi, c’est précisément le titre d’un essai très étrange , fascinant à maints égards et qui fut publié en I930 par Theodor Lessing, l’une des premières victimes de la Gestapo, qui envoya ses tueurs à Marienbad le 30 août 1933 pour l’abattre.
Le destin de Theodor Lessing mériterait d’inspirer un romancier ou un cinéaste : écartelé entre la culture allemande et ses origines juives, il provoqua l’exaspération de ses contemporains en enquêtant sur les juifs de Galicie et en reprochant à ses coreligionnaires de « se vendre » de la manière la plus dégradante à l’Allemagne. Dans ses articles, il ne se privait jamais d’insulter le futur Président Paul von Hindenburg, ce qui lui valut d’être exclu de l’école technique de Hanovre. Thomas Mann que ses outrances exaspéraient, disait à son propos qu’un « nain aussi disgracieux devait s’estimer heureux que le soleil brille pour lui aussi. »
Dans son essai sur la haine de soi et du refus de la judéité, Theodor Lessing reconnaît être lui aussi passé par une phase de rejet absolu du judaïsme et d’abandon éperdu à la germanité. “ Où trouverait-on, ajoute-t-il, un jeune homme noble, épris de vérité, né dans cette double lumière et contraint de choisir entre deux peuples, qui n’eût dû livrer un tel combat ? Il n’existe pas un seul homme de sang juif où l’on ne décèlerait au moins les débuts de la haine juive de soi. »
Et Theodor Lessing de se lancer dans six brefs récits de vie qui sont autant de pathographies, souvent pathétiques, toujours passionnantes à découvrir : la haine de soi y apparaît comme la passion la plus exigeante et la plus funeste, celle qui côtoie de plus près les abysses de l’âme humaine, celle aussi dont on pressent que, par-delà la folie ou l’horreur, elle sera la tunique de Nessus dont aucun créateur ne saurait se passer.
Voici donc, sous la plume fiévreuse de Theodor Lessing, les destins de Paul Rée qui fut l’ami de Nietzsche avant de se suicider en Engadine, d’Otto Weininger qui se donna la mort à l’âge de vingt-trois ans dans la chambre de Beethoven après avoir laissé un sulfureux testament philosophique « Sexe et Caractère », d’Arthur Trebitsch que ses délires antisémites très appréciés par Hitler conduisirent à la folie, de Max Steiner, chimiste de génie, qui après avoir voué une admiration sans borne à Marx et à Steiner, se convertit au catholicisme avant de se suicider à vingt-six ans, de Walter Calé, poète qui mit fin à ses jours par dégoût de lui-même et de l’humanité, et enfin de Maximilian Harden qui exhortait les juifs à une conversion massive et qui fut victime d’un attentat antisémite.
Par-delà l’amour ou la haine de soi, Theodor Lessing rappelle dans sa conclusion que pendant deux ans et demi les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers de l’esprit ne fût point créé et que l’esprit devenu vivant en l’homme s’annulât pour se résorber dans l’inconscient et l’extra-humain ? Ou bien eût-il mieux valu que l’inconscient et l’extra-humain fussent totalement purifiés pour donner naissance à un esprit vif et à une humanité savante ? ´» Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses, se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu sans le moindre doute que le monde réel dont nous avons conscience ne fût point créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. »

Ce 6.1.2021

Ici s’arrêtent ces notes d’un homme blessé. Il écoute ce que lui chuchote l’enfant qu’il fut : « On ne peut pas être et avoir été.» Il espère néanmoins le retrouver à Lausanne. Il le redoute car il sait qu’il aura des comptes à lui rendre. Se sent-il vraiment responsable de ce qu’a été son existence ? La réponse est résolument : NON !

Point final.

Ce 5.1.2021

Rien, ai-je pensé avant de m’endormir, rien ne devrait dans la vie nous frapper plus que ce simple fait : elle finit, éteignant ainsi notre vanité, notre cupidité et notre lubricité , ce dont nous devrions nous féliciter. Ce modeste aveu : j’en suis incapable.

Une hypothèse souvent formulée par Proust : tout se passe dans notre vie, comme si nous y entrions avec le poids d’obligations contractées dans une vie antérieure. Auquel cas, j’espère avoir payé mes dettes et n’être pas tenu de repasser par la case départ. Quant aux plaisirs, parfois intenses, que j’ai pu éprouver, ils n’ont jamais été que le prélude à des malheurs illimités. Je présume qu’il en est de même pour chacun. Mais nous pressentons qu’il est préférable de le dissimuler : mieux vaut faire envie que pitié. Et pourtant nous savons bien que nos vies se résument à deux mots : misère et ridicule. C’est le titre que j’avais voulu donner à un de mes livres paru aux éditions Grasset ( «L’âme est un vaste pays»). On m’avait objecté qu’on en vendrait pas un seul exemplaire. J’ai donc appris à maquiller la réalité. Ce dernier aveu : je n’en suis pas fier.

Ce 4.1.2021

Proust a toujours le mot juste. Voici ce qu’il écrit il y a exactement un siècle et qui est d’une actualité brûlante : « Quel malheur que les médecins soient “ consciencieux ” et qu’on ne puisse pas leur dire “ tuez-moi ” au lieu de “ soignez-moi ” puisqu’ils ne peuvent pas vous guérir. » Et d’ailleurs à force de se croire malade, on le devient. Et parfois on sombre dans un délire collectif. On en vient même à se demander en cette période d’affolement covidien : « À qui profite le crime ? »

À ce propos, on se délectera avec « Le Journal du Corona » du basketteur américain Jon Ferguson. Il rappelle à ceux qui l’auraient oublié que contrairement à Disneyland que Walt Disney a créé, le monde n’est pas fait pour nous. À l’origine les gens avaient conscience que la vie était une terrifiante lutte pour la survie. Ils savaient que le monde était un abattoir. Aujourd’hui, ils croient que le monde est à l’image de Disneyland. Et, pire encore, qu’il faut se battre pour sauver la planète. Une planète qui ressemble à un Disneyland mérite-t-elle de l’être, sauvée ? Laissons plutôt l’humanité aller à sa perte. Et d’ailleurs, que nous nous en réjouissions ou non, elle s’y précipite. A-t’elle jamais été autre chose que le postillon d’un poivrot divin ? Kafka le pensait. Je n’en ai jamais douté.

Ce 3.1.2021

Aucun peintre ne m’a autant bouleversé durant mon adolescence viennoise qu’Egon Schiele. Il a laissé des traces profondes en moi, autant esthétiques qu’érotiques. Nul n’ignore qu’il est mort à l’âge de vingt-huit ans fauché au faîte de sa gloire par la grippe espagnole. On sait moins – ou on ne veut pas savoir – qu’il passa vingt-quatre jours dans la prison de Neulengbach – dénoncé par de zélés mouchards pour outrage aux bonnes mœurs, ce qu’on qualifierait aujourd’hui de pédophilie. De sa cellule, il écrit à Arthur Roessler, un critique d’art qui le soutiendra mordicus : « Je suis obligé d’habiter avec mes propres excréments, de respirer un air suffocant, délétère. Je ne suis pas rasé – je ne peux même pas me laver correctement. » Il doit récurer le plancher de sa cellule : ses doigts sont meurtris, ses ongles cassés. Humilié sans même avoir été condamné. « La castration érigée en institution ! » écrit-il encore à l’adresse de ceux qui courent les musées en quête de beauté, des ordures qui désavouent le sexe.
Il est soumis à des interrogatoires. D’autant plus troublants, que la procédure concernant le « détournement de mineure avec viol » ne tient pas, même si Tatjana von Mossig, fille d’un haut fonctionnaire, n’a que quatorze ans. Les juges s’acharnent alors sur ses dessins pornographiques. Le marchand d’art Grünewald est lui aussi impliqué, accusé d’avoir propagé des reproductions des dessins de Schiele. À l’opposé des éditeurs français, Gallimard notamment qui n’est pas à une lâcheté près et qui laissera tomber Gabriel Matzneff, Grünewald défendra becs et ongles le grand peintre Egon Schiele. Le procès a lieu à Vienne en septembre 1923. Le procureur demande et obtient le huis clos. Grünewald sortira libre du tribunal, mais deux cents lithos reproduisant des œuvres de Schiele seront brûlées. On sait par des témoignages qu’à sa sortie de prison, Egon Schiele s’enferma dans un silence obstiné et qu’il eut le plus grand mal à reprendre son travail. Les bonnes mœurs et l’art ne font jamais bon ménage.
Même si Herbert Vesely ne compte pas parmi les grands metteurs en scène viennois, le film qu’il a consacré en 1980 au destin tourmenté d’Egon Schiele et que la critique française a jugé malsain ( il a pour titre : « Enfer et Passion » et il est, bien évidemment, introuvable ) mérite le détour, ne serait-ce que pour le charme vénéneux qu’il dégage et la nostalgie de la Vienne impériale qu’il inspire. Jane Birkin y est en outre délicieusement perverse. Que peut-on espérer de plus ?

Ce 2.1.2021

S’il y a un film dont je me souviens plan par plan, c’est « The Swimmer » de Frank Perry, le film le plus givré du cinéma américain qui fit un flop en 1968, lorsqu’il sortira sur les écrans américains. Il est alors à l’opposé de l’esprit du temps : sombre et glacial, comme ce nageur, magnifiquement interprété par Burt Lancaster, qui aspire à retrouver sa maison et le fil de sa vie en allant de piscines en piscines. Tout lui sourit lorsqu’il s’invite en maillot de bain bleu au barbecue donné par d’anciens amis. Personne ne sait d’où il vient, ni où il va. Le spectateur pressent qu’il va à sa perte, mais il n’en mesure pas l’ampleur. À l’image de nos existences. Même l’entrée dans une piscine municipale lui sera bientôt interdite : il se métamorphose en looser absolu que même son ex-femme rejette. De piscine en piscine, son charme et son pouvoir de séduction s’éteignent jusqu’à la catastrophe finale, celle qui nous attend tous, nous renvoyant à la solitude de notre propre condition, celle que nous avons toujours voulu écarter. Nous sommes nus et l’heure de fermeture a sonné dans les piscines de notre enfance. Quoique nous ayons entrepris, à la fin nous aurons tout perdu. Tout.
On comprend que Burt Lancaster, incarnation du rêve américain et symbole d’une virilité à toute épreuve, ait été de plus en plus mal à l’aise au cours du tournage au point d’exiger que certaines séquences, notamment celle avec son ex-femme ( elle l’était dans la réalité ), soient tournées par Sidney Polack. Ce sera pire encore. Une malédiction plane sur ce film, comme sur Burt Lancaster. Frank Perry qui n’a que trente-cinq ans et déjà un chef d’œuvre ( « David et Lisa » ) à son actif, meurt d’un cancer. Il faudra près de cinquante ans pour que « The Swimmer » sorte de la clandestinité et qu’il devienne le symbole de nos désastres intimes. Nous l’évoquons souvent lors de nos dîners au Lausanne – Palace en compagnie d’Éric Vartzbed, d’Ivan Farron et d’Isaac Pante. Nous ne serions pas surpris de voir surgir Burt Lancaster en maillot bleu dur. Il s’installerait à notre table et nous confierait : « Moi non plus je n’ai pas compris le sens de ce scénario totalement tordu. Rassurez-moi : la vie ne ressemble quand même pas à cette descente aux enfers ? » Nous nous sommes regardés, interloqués. « À quoi d’autre peut-elle ressembler ? », ai-je demandé. Mais Burt Lancaster s’était déjà éclipsé.