L’ECCLÉSIASTE OU LA TYRANNIE DE L’ABSURDE

S’il ne fallait garder qu’un livre dans ma bibliothèque, ce serait « L’ecclésiaste ». Cela tombe bien : il vient de paraître dans une version revue et corrigée par l’ami Frédéric Schiffter aux éditions Louise Bottu. Nous nous demandions avec Frédéric pourquoi nos maîtres en nihilisme, à commencer par Cioran, mais aussi tous ceux qui ont un peu réfléchi sur la tyrannie de l’absurde et la vanité de l’existence, qu’ils n’ont fait en définitive que commenter et ressasser, s’y réfèrent si peu.

Sans doute, le radicalisme de l’ecclésiaste n’y est-t’il pas pour rien : il bâillonne d’emblée toute pensée et jette aux ordures aussi bien la morale que toute idée de progrès, fût-il spirituel ou social. Tout est vain pour lui, y compris le sentiment de vanité. Allons plus loin encore : tout est fumisterie. Il n’y a pas de différence pour lui entre le bonheur et le malheur, entre la sainteté et la crapulerie. Soit dit en passant, on peine à comprendre que ce message figure dans le canon des Écritures saintes du judaïsme et du christianisme. Et pourtant saint Augustin, Pascal, Spinoza et Luther en ont fait leur miel. Risquons l’hypothèse : ce nihilisme absolu serait la seule voie qui mène au Salut.


Oui, pour paraphraser l’ecclésiaste, depuis que le soleil se lève et se couche, depuis que les vents tournoient dans tous les sens, depuis que les fleuves vont à la mer sans jamais la remplir, le seul péché dont les hommes se rendent coupables, génération après génération, est celui de naître et leur châtiment celui de vivre ensemble – en familles, en cités, en nations – tout en s’adonnant sans repos, sous le regard impassible de Dieu, à l’assouvissement de leurs désirs incestueux, égoïstes, belliqueux, destructeurs. « J’ai loué les morts, écrit l’ecclésiaste, parce qu’ils ne sont plus de ce monde et plaint les vivants qui continuent d’y être. Celui qui n’a pas existé, je l’ai jugé plus chanceux que tous. »

Pour Cioran aussi, mieux vaut le néant que l’existence. « N’être pas né, ne cesse-t’il de répéter, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ! » Certes, rétorque l’ecclésiaste, mais tout ce qui existe est à la fois néant et vanité, tout est passager, rien ne dure, tout s’évapore : l’être n’a pas de raison d’être. À quoi bon rechercher la sagesse, si ce n’est à se rendre un peu plus ridicule qu’on ne l’est déjà ? Il y a du taoïsme chez l’ecclésiaste. Conclusion : « Un même destin attend l’homme détrompé et le candide et, quand tous deux deux disparaîtront, tôt ou tard, il ne restera pas plus de souvenir de l’un que de l’autre. » C’est une pensée consolatrice qui me va comme un gant, d’autant plus que l’ecclésiaste n’a pas manqué de remarquer avec une ironie désabusée qu’il a trouvé dans ce monde quelque chose de plus amer encore que la mort. Quoi donc ? La femme dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens. À celui qui veut se débarrasser de tout lien, l’ecclésiaste ouvre une voie, évidemment aussi vaine que toutes les autres.

MON ÉTÉ 81 – Mes tribulations autour du monde

J’arrivais à mes quarante ans et je me sentais bien démuni : je n’avais encore tué personne et je n’avais même pas déambulé sur les quais de Shanghaï, ni même passé des nuits dans les Love Hotels de Tokyo. C’était l’été : la prétention de Matzneff à la piscine Deligny me tapait sur les nerfs et ma seule conquête, la délicieuse Nastasia Kinski, se préparait à tourner « Tess » avec Polanski. J’avais à mon crédit un best-seller : « L’exil intérieur ». Alors pourquoi pas ne pas prendre le premier avion pour l’Asie ? Et une fois à Singapour ne pas errer en Asie dans l’espoir toujours déçu d’y vivre des aventures que je raconterai dans un roman qui me vaudrait une réputation internationale.

Rien ne s’est passé comme prévu. À Singapour, j’ai admiré l’aéroport et me suis réjoui qu’on n’y ait pas aboli la peine de mort pour un simple trafic de drogues. À Harbin, en Mandchourie, j’ai vu les plus jolies filles du monde. Mais j’ai bien peur qu’elles ne m’aient même pas remarqué. À Hong-Kong, un typhon a failli m’emporter. J’ai pu mesurer les bienfaits de la colonisation anglaise. J’y suis souvent retourné : plus le régime communiste s’instaurait, plus l’ambiance devenait sinistre. J’étais alors journaliste au « Monde » : ma modeste carrière se serait arrêtée aussitôt si j’avais rédigé un éloge de la colonisation, voire de la peine de mort. Et pourtant toutes les filles que je rencontrais n’avaient qu’une envie : quitter la Chine pour le Japon.

Elles n’avaient pas lu Cioran, mais elles pressentaient que le Japon était une des plus merveilleuses réussites de la Création. J’en ai été aussitôt convaincu, au point d’épouser une Japonaise, Naomi Yamaguchi. Tout mariage est certes une erreur, j’en avais déjà fait l’expérience, mais outre le fait qu’il convient dans une vie de multiplier les erreurs, c’est une expérience que je ne regrette pas. La Japonaise a des atouts qu’on ne saurait négliger, notamment une soumission à toute épreuve. Que vaut une femme qui ne se soumet pas à vos moindres caprices ? Moins que rien. Encore une chose que je n’aurais pas pu défendre dans «  Le Monde ».

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Après mes tribulations au Japon, je traversais l’Océan Pacifique. Je m’installais au Hilton de San Francisco : je disposais d’une piscine privée et d’un lit que j’aurais pu partager avec dix nymphettes. Je ne l’ai pas fait, l’idée m’ayant souvent semblé préférable à sa réalisation. Et Naomi m’obsédait. J’aurais volontiers rencontré Clint Eastwood, mais tenait-il vraiment à me voir ? Pire encore : je crois qu’il ignorait jusqu’à mon existence. Il ne me restait plus qu’à retourner à la piscine Deligny et à raconter cet improbable voyage qui confirmait ce que je pressentais depuis longtemps : on n’échappe jamais à soi-même. Et surtout : on dépense tout pour ne jouir de rien. J’en ai malgré tout tiré un livre : « L’âme est un vaste pays ». Tout compte fait, j’aurais dû l’intituler « L’âme est une vaste piscine ».